juge des référés du tribunal administratif de Rouen, ordonnance du 17 août 2018, 1803149

où l’on se demande si les juridictions ne sont pas parfois prises dans une « escalade d’engagement », si la protection offerte par l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales est parfois mal comprise en ce qu’elle ne saurait être écartée pour quelque motif procédural et si le juge du référé-liberté est une institution fondamentale

Une personne étrangère, sous procédure « Dublin », est placée en rétention au Centre de rétention de Oissel (CRA) aux fins de l’exécution d’une mesure d’éloignement vers l’Italie.

Cette personne se trouve dans une situation de handicap après avoir subi une amputation de l’avant-pied gauche et de certains de ses orteils du pied droit.

Il en résulte un handicap, non directement visible, mais certain, d’autant plus que le CRA n’est équipé que de toilettes ne comportant pas de cuvette et dont l’utilisation se fait accroupi.

L’administration sollicite une première prolongation de la rétention, qui est accordée par le juge des libertés et de la détention (JLD). Le requérant n’était alors privé de liberté (et de toilettes adaptées) que depuis moins de 48h.

Un appel est interjeté dans lequel le moyen tiré de l’impossibilité d’accéder à des toilettes adaptées est soulevé : la requête se fonde, notamment, sur le principe de dignité et sur la prohibition des traitements inhumains et dégradants.

En effet, la rétention se prolongeant, la personne retenue commence à éprouver une gêne qui commence même à devenir douloureuse, liée à l’impossibilité de se soulager.

La cour d’appel va écarter le moyen et confirmer l’ordonnance du JLD.

Mais puisqu’il est toujours possible pour une personne retenue de faire une demande de remise en liberté, une requête devant le JLD du TGI de Rouen est déposée quelques jours plus tard, avec, à l’appui, pièces médicales et documentation relative aux sanitaires du centre de rétention de Oissel.

Le JLD rejette la requête par une ordonnance en date du 10 août 2018, n° 18/02078. Il constate que le médecin du centre n’avait pas retenu d’incompatibilité de l’état de santé du requérant avec la rétention (ce qui n’était pas exactement soulevé) et reproche à l’intéressé de n’avoir pas déclaré ce problème lors de sa première présentation devant lui, alors qu’il n’était, rappelons, enfermé dans le centre que depuis moins de 48h.

Un nouvel appel est interjeté et donne lieu à une ordonnance de la cour d’appel de Rouen, 14 août 2018, 18/03402. Là encore, le magistrat rejette la demande.

Le principal motif de ces rejets était la tardiveté avec laquelle le requérant a révélé son handicap et ses conséquences concrètes engendrées par l’absence de dispositif adapté à la satisfaction de ses besoins.

Face à une position obstinée de la juridiction judiciaire consistant à refuser de reconnaître une atteinte au principe de dignité de la personne humaine en reprochant au requérant de n’avoir pas fait plus tôt connaître ses difficultés intimes, une solution devait être trouvée. Elle le sera devant le juge administratif, lui aussi compétent pour connaître des conditions de la rétention.

Un référé-liberté est déposé devant le tribunal administratif de Rouen, demandant au juge d’user de ses pouvoirs pour contraindre l’administration à prendre en compte la situation de handicap du requérant et d’adapter le régime de la détention ou, à défaut, de mettre fin à celle-ci.

Par l’ordonnance du 17 août 2018, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen donne raison au requérant :

« L’impossibilité d’accéder à un lieu d’aisance praticable au sein d’un centre de rétention administrative, compte tenu des moyens dont dispose l’administration et de la situation précise de l’étranger atteint d’un handicap, peut révéler une carence de l’autorité publique de nature à exposer la personne handicapée à des traitements dégradants. Si cette situation est caractérisée, elle porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale dont la sauvegarde relève du champ d’application du référé-liberté. »

Le raisonnement du juge des référés est d’autant plus intéressant qu’il vient contredire explicitement celui tenu par le juge judiciaire qui avait reproché au requérant de ne pas avoir fait état de ses difficultés plus tôt. L’ordonnance du tribunal explique ainsi

« Alors même que le handicap de M. A n’est pas récent et qu’il a nécessairement déjà dû affronter des difficultés liées à cet état et alors même qu’il n’aurait pas élevé de contestation sur l’accès aux toilettes du centre de rétention d’Oissel dès son placement en rétention le 9 juillet 2018, la situation d’urgence à statuer en urgence est remplie dès lors que l’absence de disponibilité de toilettes praticables sans danger constitue en soi une atteinte à la dignité de la personne retenue et que cette situation se double, en l’espèce, d’un risque d’atteinte à son état de santé lié au fait que l’intéressé se retient de se rendre aux toilettes actuellement disponibles. »

Dans cette affaire, il semble que le juge judiciaire, ayant initialement validé la prolongation de la rétention, s’est trouvé pris dans une escalade d’engagement en refusant de se dédire de sa position initiale (prolongation de la rétention). Il a préféré blâmé le requérant qui n’avait pas initialement fait part de ses difficultés. Il était pourtant facile de comprendre qu’elle ait pu avoir quelque difficulté à évoquer un problème pour le moins intime devant une juridiction en audience publique.

Fort heureusement, le juge des référés a permis, par une analyse juridique bien plus conforme aux standards encadrant la protection de la dignité et l’interdiction des traitements inhumains et dégradants, de contourner les réticences du juge judiciaire à pleinement exercer son office sur les conditions dans lesquelles s’effectue une mesure de privation de liberté.