La présente contribution vise à analyser l’état d’urgence tel qu’il est appliqué depuis novembre 2015 en France. A l’aide d’une interprétation des régimes de crise fondée sur une étude du droit international des droits de la personne humaine et du droit comparé, elle souligne les problèmes soulevés par la mise en œuvre de l’état d’urgence au regard des principes de l’État de droit

La France post-2015 devient-elle progressivement une réplique falote des États-Unis ? Les similitudes avec ce qui s’est passé outre-Atlantique après 2001 sont frappantes, comme en témoignent les discours et les réactions des exécutifs de ces deux États. À l’image du président G. W. Bush et dans la foulée des attaques de novembre, le président de la république et le premier ministre reprennent une rhétorique guerrière, annonçant une “guerre contre le terrorisme”. Au plan juridique, des régimes d’exception sont mis en place. Aux États-Unis, le président édicte différents executive orders et, surtout, le congrès adopte rapidement le USA PATRIOT Act le 26 octobre 2001, texte initialement provisoire mais dont certaines dispositions seront périodiquement renouvelées avant d’être définitivement intégrées dans le droit commun. En France, l’état d’urgence est mis en œuvre dès le lendemain des attentats du 13 novembre. Ce régime de crise, réglé par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955, a également vocation à être provisoire. Pourtant, il a été prorogé à cinq reprises avec, pour son dernier renouvellement, son maintien de décembre 2016 jusqu’à juillet 2017.

L’analyse juridique de la mise en œuvre de l’état d’urgence révèle que les pouvoirs publics ont agi dans une improvisation et une précipitation pour le moins problématiques au regard des principes de l’État de droit face à une menace réelle et concrète. S’il ne s’agissait pas de drames humains et sociaux, peut-être n’hésiterait-on en effet pas à parler de farce à propos de cette répétition de l’histoire et de la réaction des pouvoirs publics, tant cette dernière confine parfois à l’absurde dans la mise en œuvre de l’état d’urgence.

En matière de régimes de crise, la France se situe, comme une majorité d’États, dans une optique dualiste : le système juridique pourvoit un mécanisme spécial, dérogatoire, qui modifie substantiellement la répartition des compétences entre les organes constitutionnels et le régime des droits et libertés, lorsque des circonstances exceptionnelles surviennent (LOBEL 1989; GROSS 2003; SOUTY 2015, 52 ss.). Le modèle dualiste, également qualifié de modèle d’accommodation, part du constat que «[t]out État libre où les grandes crises n’ont pas été prévues est à chaque orage en danger de périr» (ROUSSEAU 1782, 98-99) ou, pour reprendre les mots d’Oren Gross et de Fionnuala Ní Aoláin, «whatever responses are made to the challenges of a particular exigency, such responses are to be found and limited within the confines of the constitution» (GROSS, NI AOLAIN 2006, 86).

Cette même logique se retrouve en droit international. Trois grandes conventions internationales généralistes relatives aux droits de la personne humaine contiennent des clauses de dérogation qui visent à permettre aux États d’exciper de leur irresponsabilité en cas d’ingérence dans l’exercice des droits et libertés lorsque la situation à laquelle ils font face les empêchent d’assurer la plénitude de l’exercice de ces droits, réservée aux périodes “normales”. Ces clauses de dérogation figurent aux articles 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (BALGUY-GALLOIS 2011), 15 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales de 1950
(TAVERNIER 1999) et 27 de la Convention américaine des droits de l’Homme de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales de 1950 (TAVERNIER 1999) et 27 de la Convention américaine des droits de l’Homme de 1969. Si le régime qu’elles introduisent apparaît de prime abord relativement
limité, la jurisprudence et la doctrine ont tôt fait de compléter ce proto-régime par l’affirmation de principes directeurs de l’état d’exception. Ces derniers sont encore imprécis et leur force juridique incertaine. Il est néanmoins possible d’en dégager des traits communs (DECAUX 1998, 281; SOUTY 2015; SOUTY 2017). Pour assurer la compatibilité d’un état d’exception avec les principes de l’État de droit, son régime doit obéir à un certain nombre de prérequis et respecter les principes de légalité, de nécessité, de proportionnalité ainsi que leurs principes corollaires.

Sur bien des points, l’analyse juridique de la mise en œuvre de l’état d’urgence depuis novembre 2015 montre que les principes internationaux de l’état d’exception ne sont pas respectés. Si la décision initiale de décréter l’état d’urgence ne peut être sérieusement contestée du point de vue de la théorie de l’état
d’exception, sa gestion met en lumière à la fois la prépondérance de l’exécutif mais également son impréparation (1.). Ainsi, l’objectif qu’il cible est mal défini et sujet à caution (2.). Enfin, le contrôle exercé sur les pouvoirs conférés à l’administration apparaît en deçà de ce qui pourrait être attendu (3.).

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